Article basé sur des rapports directs de Chine, le 26 juin 2018
Depuis le début de l’année 2018, les autorités chinoises mettent en œuvre le soi-disant programme de « résidence à domicile » dans la province du Xinjiang. Plus d’un million de cadres du Parti Communiste, de fonctionnaires et d’employés d’organisations gérées par le gouvernement sont envoyés à résidence chez des familles issues de la minorité ouïghoure, avec pour mission de déceler tout signe d’extrémisme religieux. Bitter Winter a recueilli les propos de personnes qui sont contraintes de partager leur domicile avec des hôtes imposés et quelques fonctionnaires en déplacement.
Ce programme, aussi inquiétant que systématique, lancé pour « préserver la stabilité sociale et obtenir une sécurité durable », s’inscrit dans le prolongement des campagnes de répression du Parti Communiste chinois (PCC) dans le Xinjiang, comme l’initiative « Devenir une famille » lancée en 2016. Plus de 100 000 fonctionnaires avaient alors rendu des visites bimensuelles aux familles musulmanes turcophones du sud du Xinjiang. Au bout de deux ans, le nombre de fonctionnaires qui ont été envoyés vivre dans des familles a été multiplié par dix.
Envoyé en camp de rééducation pour avoir jeûné durant le Ramadan
Remaiti, un jeune musulman de la ville de Hami, a avoué vivre dans la peur : s’il faisait ou disait quoique ce soit qu’un fonctionnaire vivant sous son toit pourrait interpréter comme « incorrect », il pourrait être envoyé dans un camp de rééducation. « Les autorités m’ont attribué quatre fonctionnaires, à moi et à ma femme. Une personne différente vient résider chez nous chaque semaine. Nous avons donc tous les jours un étranger à la maison. Quand l’un part, le suivant arrive », explique Remaiti, résumant ainsi l’essence du programme de « résidence à domicile ».
« En ce moment, c’est le Ramadan. Les fonctionnaires veillent donc à ce que nous ne jeûnions pas : ils nous préparent trois repas par jour. Si nous ne mangeons pas, les fonctionnaires interprètent cela comme un « problème de nature idéologique ». Le gouvernement du PCC fait cela pour nous assimiler, nous les Oïghours, et interdire notre foi. Si je ne mange pas, ils m’enverront dans un camp ! Je n’ose pas m’exprimer franchement car je ne sais pas ce qu’ils considèrent comme incorrect. »
Selon Remaiti, environ soixante-dix habitants de son agglomération ont déjà été envoyés dans un camp de rééducation de la ville de Xigebi. « Certaines personnes disparaissent simplement sans que personne n’en sache rien. Je connais cette jeune mère d’un enfant de deux mois qui a envoyé sur le téléphone portable de sa mère un texto contenant des informations considérées comme « nocives » et qui a été envoyée dans ce camp. Je ne veux pas avoir d’ennuis. J’ai donc décidé d’annuler mon abonnement de téléphonie mobile », déclare Remaiti. « Mes amis et moi devons nous présenter devant le comité de voisinage deux fois par jour : une heure le matin et une heure le soir, pour nous entendre dire de ne pas jeûner durant le Ramadan. »
Tout n’est pas rose pour les « invités », non plus
Les cadres du Parti et les fonctionnaires d’État ne sont pas les seuls à être contraints de séjourner dans des familles musulmanes. Les enseignants sont également contraints d’envahir l’intimité de parfaits étrangers. Deux instituteurs – Li Jing de Shihezi et Wang Fang de Kuitun – nous font part de leur expérience de participation au programme de « résidence à domicile ».
Li Jing : « Des fonctionnaires du Parti envoient les enseignants de notre école vivre dans des familles musulmanes, en leur demandant de prêter une attention particulière aux enfants. On nous a dit de signaler immédiatement toute activité suspecte comme, par exemple, le fait que trois ou quatre personnes préparent la même nourriture musulmane authentique. Ils pourraient être arrêtés pour cela. Le gouvernement a renforcé sa supervision des personnes qui sont envoyées vivre au sein des familles. Hier, pendant une réunion, nous avons été informés que deux chefs de section avaient quitté les domiciles qui leur avaient été affectés à trois heures du matin, contrairement aux instructions reçues. Ils ont donc été suspendus de leur poste. »
Wang Fang : « Depuis le lancement du programme de « résidence à domicile » après le XIXe Congrès national du Parti, on nous a demandé de travailler à l’école pendant la journée et de résider aux domiciles des personnes que l’on nous a attribuées le soir, en y passant la nuit. Nous restons dans une résidence pendant dix jours d’affilée, puis nous passons à un nouveau foyer. Les autorités souhaitent s’assurer que chaque foyer comporte à tout moment des « invités à résidence ». On nous ordonne de donner des leçons aux résidents le soir et de les mettre en garde contre le tentation d’exprimer un quelconque mécontentement ou une quelconque plainte à propos du PCC. Nous devons insister sur le fait qu’elles ne peuvent nourrir aucune croyance religieuse, faute de quoi elles « devront payer un lourd tribut » si elles sont prises la main dans le sac. Nos superviseurs appellent les foyers tous les soirs afin de vérifier que tout le monde est bien à sa place. Nous devons répondre au téléphone en personne. Si nous n’obéissons pas, nous serons licenciés sans salaire. »
Une nuit passée chez soi en l’espace de six mois
Le comité communautaire local a ordonné à Muqin, une musulmane de Shihezi, d’« héberger » des fonctionnaires au moins cinq fois par mois. Tout comme Li Jing et Wang Fan, le directeur et les enseignants de ses deux filles (âgés de 11 et 8 ans) ont été envoyés à résidence chez des familles musulmanes. Avant qu’ils ne partent en mission, les autorités locales ont demandé aux enseignants de lire à voix haute la déclaration suivante : « Je ne crois qu’au Parti Communiste chinois et je suis fidèlement le Parti. Je ne serai en aucun cas hypocrite et je ne croirai en aucune religion ». Le directeur s’est vu attribuer cinq familles auxquelles il rend visite à tour de rôle; il n’a séjourné chez lui qu’une fois en l’espace de six mois.
Les six frères et sœurs de Muqin, qui travaillaient dans d’autres régions, ont été forcés de revenir dans la région, de louer des maisons et de vivre avec les fonctionnaires qui leur ont été attribués. La famille de l’une de ses sœurs a subi de graves problèmes financiers en raison de ce retour forcé. Le beau-frère de Muqin s’est vu ordonner de rentrer dans sa région d’origine et d’aller dans un camp de rééducation afin de compléter les quotas imposés. On lui a promis qu’il serait libéré lorsque le quota serait atteint, mais cela n’était qu’une supercherie. Il n’a pas été autorisé à rentrer chez lui et sa famille, qui compte un enfant de six ans, a perdu sa seule source de revenus. La sœur de Muqin s’est rendue dans une unité de recrutement pour postuler à un emploi, mais sa candidature a été rejetée dès que les recruteurs ont appris que son mari avait été envoyé au camp de rééducation.
Les personnes interrogées ayant demandé à rester anonymes, les noms cités sont des pseudonymes.
Reportage : Li Zaili
Photo : Pixabay